Ubérisation : une vigilance accrue des juges

01/04/2019 Économie/Entreprise
Économie/Entreprise Ubérisation : une vigilance accrue des juges

À l’instar de ce qu’ont connu les taxis dès 2009 avec la généralisation des VTC, depuis 2015, l’auto-école traditionnelle doit composer avec de nouveaux acteurs prônant des méthodes de travail innovantes. Depuis la loi dite Macron de 2015 et la libéralisation du secteur de la formation à la conduite, diverses plateformes de mise en relation des élèves avec des moniteurs auto-entrepreneurs ont en effet vu le jour. Or, que dire de ce nouveau modèle d’activité et de sa pérennité ?

La question a du sens à l’aune notamment des récentes décisions de justice ayant eu à statuer sur ce phénomène dit de l’ubérisation des relations de travail. Dans La Tribune des Auto-Écoles n°226 (janvier/février 2019), nous vous avions fait part de la décision du tribunal administratif de Lyon ayant jugé que les moniteurs inscrits sur la plateforme LePermisLibre devaient être considérés comme des salariés et non des indépendants. Depuis, des décisions dans le même sens ont été rendues dans d’autres secteurs d’activité. Conclure de cette mouvance judiciaire récente que le modèle proposé par les plateformes de mise en relation est condamné, serait sûrement excessif. Quels sont vraiment les enseignements que l’on peut tirer des dernières jurisprudences ? Un point s’impose.

Confrontée à l’Ubérisation, la justice a d’abord été timorée…
C’est à partir de 2009 et avec l’installation des VTC Uber que s’est développée, en France, une forme de travail impliquant trois acteurs : un auto-entrepreneur exécutant une prestation de travail (de transport, d’enseignement), une plateforme numérique recensant et distribuant les demandes de prestation de travail et un client bénéficiant de la prestation. Comme tout produit innovant, le phénomène a connu son heure de gloire. Chacun trouvant initialement un intérêt au système. Cependant, il a progressivement été constaté que la généralisation du phénomène pouvait s’avérer source de régression sociale. C’est dans ce contexte qu’est apparu le vocable « ubérisation » qui vient désigner une relation de travail en définitive critiquable que ce soit du point de vue de l’indépendant, soumis aux contraintes autoritaires d’un contrat de travail sans pouvoir bénéficier des droits attachés à ce contrat ou, de l’URSSAF, se navrant de la baisse des cotisations sociales. Logiquement ces deux victimes potentielles du phénomène ont alors saisi la justice afin qu’elle dise que les personnes fournissant un travail par l’intermédiaire d’une plateforme numérique sont des salariés. Les premières décisions rendues sur ce point à partir de 2014 ont globalement été favorables aux plateformes. Les juges ayant été sensibles à la marge de liberté qui existait dans ce type de relation et en particulier au fait que celui qui était chargé d’exécuter la prestation pouvait choisir ses jours et heures de travail et qu’il était en droit de refuser une prestation.

…Avant de se montrer plus rigoureuse
Mais cette analyse basique a récemment été en partie remise en cause. Entre novembre 2018 et janvier 2019, ce sont trois juridictions différentes qui sont venues dire que les travailleurs des plateformes devaient être considérés comme des salariés : le tribunal administratif de Lyon à propos des moniteurs LePermisLibre, la Cour de cassation à propos des livreurs de repas à vélo et enfin la cour d’appel de Paris à propos d’un chauffeur Uber. Est-ce à dire que la justice condamne désormais l’ubérisation ? Pas tout à fait. Les derniers magistrats qui ont eu à connaître du phénomène semblent simplement avoir été plus loin dans leur analyse. Ils ne se sont manifestement pas laissés troubler par le statut de l’intervenant. Ce n’est pas parce qu’il est indépendant et qu’il a le droit de travailler avec plusieurs partenaires, selon des horaires qu’il détermine que sa relation ne relève pas du contrat de travail. En réalité, peu importe les conditions fixées et la dénomination que donnent les parties au contrat les liant, la requalification en contrat de travail s’impose dès que l’exécution pratique du contrat met en évidence l’existence d’un lien de subordination.

La subordination, élément déterminant et lourd de conséquences
Pour vérifier l’existence d’un lien de subordination les juges ont recours à la technique du faisceau d’indices. Ils examinent les caractéristiques de la relation et concluent à la présence d’un contrat de travail dès qu’ils relèvent plusieurs indices en faveur de la subordination. Dans les jurisprudences récentes a ainsi été retenu le fait que les indépendants des plateformes ne pouvaient pas fixer librement leur tarif, ni développer leur propre clientèle et ceci alors qu’ils pouvaient faire l’objet d’une sanction, en l’occurrence une désinscription en cas d’indisponibilité aux horaires convenus ou de mauvaise notation par les utilisateurs. Ces situations étant celles de beaucoup de plateformes, celles-ci sont vent debout contre cette tendance récente de la jurisprudence. Il est vrai que les conséquences de la requalification ne sont pas négligeables. Outre le risque de devoir indemniser pour licenciement abusif les indépendants qui ont fait l’objet d’une désinscription, les plateformes encourent une condamnation pénale pour travail dissimulé et devront s’acquitter, auprès de l’URSSAF, du paiement des cotisations sociales correspondant à l’emploi des indépendants. Bref, elles doivent supporter les charges et risques des entreprises employant légalement du personnel, ce que bien évidemment n’avait pas intégré leur opportuniste business plan…

Véronique Viot, Avocate au Barreau de Paris

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